Télévision utilitaire

I

Opérations télévisuelles

L’histoire de la télévision a principalement été racontée du point de vue de ses institutions et de ses pratiques domestiques ; la plupart des études sur la télévision retracent l’histoire d’un média de masse. Ce faisant, elles négligent un régime parallèle de télévisualité construit sur le circuit fermé, la miniaturisation des machines, une audience à petite échelle et une prétendue opérabilité universelle. Distribuée sous le nom de télévision industrielle et de CCTV (pour closed circuit television), cette forme de télévisualité a été développée pour des usages militaires pendant la Seconde Guerre mondiale avant d’être adaptée aux espaces industriels, commerciaux, éducatifs et bureaucratiques. Alimentant, entre autres, la robotisation de la guerre, l’automatisation des usines, ainsi que la rationalisation des bureaucraties ou des environnements pédagogiques, cette télévision est un médium utilitaire.

Dronetv.lu étudie les dimensions visuelles, matérielles et épistémiques de cette forme télévisuelle définie en termes d’instrumentalité et d’opérabilité audiovisuelles, et fonctionnant dans de multiples espaces hors du foyer. Le site web profite du format blog pour publier de courtes études de cas basées sur des sources primaires, et poursuit l’objectif de cartographier un territoire jusqu’ici inexploré de l’histoire du médium.

Dronetv.lu déploie son analyse le long de quatre opérations télévisuelles : cibler, surveiller, contrôler, instruire. Dans de nombreux cas, ces opérations sont inséparables. Contrôler, par exemple, est intrinsèquement lié à surveiller, qui est parti prenant de l’opération de cibler. La dissociation de ces quatre opérations est ainsi avant tout un moyen de mieux faire voir les pratiques, technologies et régimes visuels enchevêtrés dans des applications télévisuelles à la croisée du militaire et du civil. Si les différentes études de cas présentées sur le site sont hétérogènes à première vue, elles sont liées par le rôle qu’elles attribuent aux images et leurs infrastructures, comprises comme des instruments plutôt que des représentations.

II

Brève histoire de la télévision industrielle

Dans sa forme technologique la plus élémentaire, la télévision en circuit fermé relie une caméra de télévision, un moniteur et un émetteur ; elle est désormais omniprésente en tant qu'outil de surveillance et de gouvernance de l'espace public. Si la vidéosurveillance est ainsi devenue un élément central de la société de surveillance numérique, son histoire remonte aux années 1930 et 1940, et aux recherches militaires dans le domaine de la télévision.

Au milieu des années 1930, des programmes télévisuels réguliers sont lancés en Europe, puis aux États-Unis, et la commercialisation de la télévision en tant que médium domestique se prépare dans plusieurs pays. Ainsi, les années précédant la Deuxième Guerre mondiale voient le lancement de la radiodiffusion telle qu'elle définira principalement l'histoire de la télévision jusqu'à aujourd'hui. Cependant, au cours des années 1920 et 1930, plusieurs formes télévisuelles alternatives - par exemple la télévision sur grand écran dont l'histoire s'étendra bien au-delà de la guerre - ont été imaginées et développées.

Parmi les propositions d'applications télévisuelles non-domestiques figure celle pour une bombe téléguidée par télévision. Rédigée en 1934 par Vladimir Zworykin, ingénieur en chef de la télévision chez RCA, la note intitulée "Flying Torpedo with an Electric Eye" suggère d'intégrer la télévision dans le nez de missiles de sorte à ce que the operator [could] see the target through the ‘eye’ of the torpedo as it approaches its mark (Zworykin 1946, p. 294). Grâce à la télévision, l'oeil du pilote et sa cible ne font qu'un.

Bien qu'au milieu des années 1930 les idées de Zworykin n'aient pas trouvé d'application immédiate, la recherche télévisuelle pour l'armée est devenue un important domaine d'innovation technologique. Chez la RCA, divers programmes sont mis en place. De même, d'autres laboratoires aux États-Unis, mais aussi en Grande-Bretagne et dans l'Allemagne national-socialiste, bénéficient de ressources militaires pour faire avancer la recherche sur les missiles téléguidés, les systèmes de reconnaissance et d'autres applications de la télévision à des fins militaires.

Deux caractéristiques sont partagées par tous ces systèmes militaires :

  • Premièrement, plutôt que d'offrir un service de radiodiffusion à partir d'un émetteur vers de multiples récepteurs, toutes ces applications sont basées sur une conception de la télévision en tant que circuit fermé, transférant les données visuelles de la caméra vers un seul récepteur.
  • Deuxièmement, la recherche soutenue par l'armée a ses propres exigences spécifiques, en particulier la nécessité de réduire la taille et le poids des différents composants, ainsi qu'une simplification de la maintenance, mais aussi de l'utilisation des appareils. 

L'applicabilité étendue de la télévision au-delà d'un médium de radiodiffusion, ainsi que les opérations télévisuelles dans le domaine de la surveillance et du contrôle auront un impact durable après la guerre. Au printemps 1946, le RCA Laboratories News, un magazine interne de l'entreprise destiné aux employé·e·s, contient un article sur la télévision qui révèle une partie des recherches secrètes menées pendant la guerre. En même temps que l'article rend hommage aux réalisations militaires de RCA, il aborde également les "applications possibles en temps de paix" de ces systèmes de télévision. L'éditeur prévoit que ces systèmes militaires intégreraient facilement les espaces industriels (RCA Laboratories News, février-avril 1946).

Le transfert prévu du contexte militaire au contexte civil s'est réalisé au cours des années 1950, lorsque les applications télévisuelles "utilitaires" deviennent un domaine en forte expansion. Promues sous le label de la télévision industrielle ou "télévision en circuit fermé" (CCTV), ces applications sont basées sur des équipements de télévision de taille réduite et de qualité limitée, conçues comme un dispositif autonome, et le plus souvent décrites en termes élogieux :

Les possibilités d’emploi de la télévision industrielle moderne sont pratiquement illimitées. [La télévision industrielle] devient de jour en jour plus importante (Journal d'Yverdon, 5 novembre 1955).

Pendant une période courte mais féconde de son histoire, la CCTV semblait offrir de multiples applications et ouvrir un nombre presque infini d'utilisations : elle était considérée comme un médium véritablement universel. Installée dans les usines et les centrales nucléaires, dans les hôpitaux et les écoles, sa flexibilité et son adaptabilité promettaient un dispositif extrêmement polyvalent - et universellement utilisable.

Cette importance historique du dispositif industriel de la télévision, soulignée dans de nombreuses sources, est mise à jour par les études de cas réunis sur dronetv.lu, qui éclaircissent d'un jour nouveau l'histoire d'un médium pas si familier. Englobant des utilisations allant de la surveillance du trafic aérien à la vidéoconférence, elles témoignent de l'adaptabilité et de la flexibilité de la CCTV qui a depuis longtemps intégré notre quotidien.